Par la vitre de la voiture, la Margeride, noyée de pluie. Cet espace existe, puisqu'on le parcourt… improbable territoire pourtant, grand navire échoué dans une anse du ciel, fait de milliards de brins d'herbe et de mousse, de millions de cailloux de granit remués un à un et dressés en mur pour séparer le tien du mien, distinguer chaque héritage, chaque parcelle, et puis centaines de croix taillées, amers du chemin et chemins qui vont à Compostelle. Milliers de mains qui remuèrent ces pierres, taillèrent ces croix et s'usèrent sur ce bout de terroir, à vouloir que cette terre et pas une autre leur donne ce que l'on nomme le pain quotidien, et ce n'était rien de plus, une survie dans la parenthèse qui t'envoie de la naissance à la mort, mais traçant le sillon maître bien comme le veut la pente, laissant pour mémoire ce pinceau de frênes bordant la pâture, cette rase où l'eau brille, faisant naître de leur peine dans "ces prés d'un drap égal sans fougère ni genêt"*, un peu de seigle, à peine d'orge, moins de froment. Et toutes ces nuits à recevoir les étoiles en pluie, les cieux immenses, le regard qui porte loin. Margeride on dit de toi que tu serais un désert, toi qui fut source d'hommes, toi dont les monuments portent tant de noms. Tous ceux-là qui furent, est-ce qu'ils crient encore dans ton ciel, des cris lumineux comme des champs d'étoiles ou bien des rumeurs dans le vent, masses de brumes accrochées à la dévalée des prés que le genêt envahit?
*Henri Pourrat
«Comme tout le monde, je me laisse aller à croire que ce pays a été vraiment lui-même dans le passé. Je dois m'avouer que c'est une illusion. En même temps que, de promenades en randonnées et de récits en rencontres, j'essayais de le trouver, d'en dresser la carte, j'avais toujours, même si je l'ignorais, déjà commencé à le perdre. Pourtant, lorsque j'y pense à présent, tout en me reprochant de tenir à un lieu, je finis par comprendre que se recueille encore là, peut-être cette bizarre qualité : le sentiment même de la perte, dans toute sa douloureuse intensité. Pays perdu, alors, parce qu'il demeure l'un des rares où l'on peut s'égarer, s'enfoncer dans des lieus sans direction et sans signification, des espaces de pure usure? Car ce n'est pas une mythique jeunesse que l'on cherche en lui, pas de fondations ni de rénovations. Pas la haute antiquité, non plus, la noble mémoire? Pas de grande histoire ici, de riche folklore, de gisement de contes. On sent partout la vieille lutte de l'homme contre la déperdition et la sauvagerie, si intime que les lutteurs sont devenus indistincts, doubles agrippés l'un à l'autre.»
Pierre Jourde, Pays perdu, L'esprit des péninsules, 2003
*Henri Pourrat
«Comme tout le monde, je me laisse aller à croire que ce pays a été vraiment lui-même dans le passé. Je dois m'avouer que c'est une illusion. En même temps que, de promenades en randonnées et de récits en rencontres, j'essayais de le trouver, d'en dresser la carte, j'avais toujours, même si je l'ignorais, déjà commencé à le perdre. Pourtant, lorsque j'y pense à présent, tout en me reprochant de tenir à un lieu, je finis par comprendre que se recueille encore là, peut-être cette bizarre qualité : le sentiment même de la perte, dans toute sa douloureuse intensité. Pays perdu, alors, parce qu'il demeure l'un des rares où l'on peut s'égarer, s'enfoncer dans des lieus sans direction et sans signification, des espaces de pure usure? Car ce n'est pas une mythique jeunesse que l'on cherche en lui, pas de fondations ni de rénovations. Pas la haute antiquité, non plus, la noble mémoire? Pas de grande histoire ici, de riche folklore, de gisement de contes. On sent partout la vieille lutte de l'homme contre la déperdition et la sauvagerie, si intime que les lutteurs sont devenus indistincts, doubles agrippés l'un à l'autre.»
Pierre Jourde, Pays perdu, L'esprit des péninsules, 2003
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