dimanche 6 décembre 2015

Les esprits du lieu : méthodes et chemins de la création artistique

Le souvenir des grands mythes reflue sur les rives de l'Allier ; la plage forme un théorème de pierre et d'eau, un lieu achevé et pourtant en attente. C'est là que "le grand sauvage à tête de chien" traversa la rivière en crue, portant l'enfant qui bénissait le monde.
De l'union de l'antique géologie et de la légende, naît cette ponctuation de l'espace qu'est le Lieu, passage obligé de l'apparition. Lorsque le temps s'abolit, le monstre mythologique surgit du paysage, permettant la capture de l'imaginaire par le geste et par le dessin. Je reste, en chasseresse tapie, auprès de ces espaces obscurs, où le paysage rencontre la mémoire longue du mythe – et le permet.


Qu’est ce qu’un lieu? 
Le lieu n'est pas le paysage, il n’est pas l’espace perspectif ni celui de la carte avec ses coordonnées, il n'est pas le territoire non plus.

Le lieu, selon l'anthropologue Martin de la Soudière (in lignes secondaires / Créaphis), « est à l’étendue ce que l’instant est à la durée ». Quant à l'écrivain et journaliste Gilles Lapouge, il écrit : « le lieu, c’est ce qui reste quand on a tout oublié de l’espace ».

Du coté de l’étymologie, on retrouve les «genii loci», plus connus sous le nom de Lares, les esprits protecteurs de la religion romaine.
Je lis aussi que lieu viendrait de locus, nom donné à l'espace occupé par les sépultures dans l'ancienne Rome.

Et voici maintenant ce que dit le philosophe Georges Gusdorf  (in Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie. 1953) et qui me parait s’approcher de très près de ma définition du lieu :
"L'emplacement consacré, tel qu'il nous apparait non seulement chez les primitifs mais même dans les grandes civilisations classiques, constitue donc une sorte de promotion figurative d'une partie de l'univers appelée à valoir pour le tout. Un morceau d'espace, découpé dans la réalité humaine, fait fonction de l'espace tout entier pour le service des dieux. Il s'agit bien là d'un univers en raccourci, d'un microcosme, qui comprend un tertre, un bois, une source, des rochers - bref tout un paysage revêtu d'une valeur rituelle, et dans lequel se dérouleront les liturgies traditionnelles. "…
"Le sacré s’y concentre avec une énergie plus haute que dans le milieu environnant."
"Le mythe est lié à la première connaissance que l'homme acquiert de lui-même et de son environnement" ;
"L'habitat humain prend forme mentale. La conscience mythique permet la constitution d'une enveloppe protectrice à l'intérieur de laquelle l'homme trouve son lieu dans l'univers."


Le lieu est donc cet endroit, cet espace familier, proche, immédiat, où se déploie le mythe. Le mythe est la première lecture du paysage. Et les deux se confondent dans l'approche immersive que le primitif, mais peut-être aussi l’artiste, a du monde.

Comment donc une partie de l'espace - tout proche - est devenu pour moi un lieu ? Et non pas seulement un paysage. Et comment le mythe s’enracine dans ce paysage familier et me réclame en quelque sorte d’être incarné par mes dessins.
Le lieu cristallise les images, permet leur révélation, il concentre l’énergie, il va me connecter au mythe primordial.

Tout d'abord, il y eu ce texte de Henri Pourrat (Henri Pourrat, 1887-1959, écrivain et ethnologue français) qui me mit en alerte parce qu’il semblait me proposer un dessein, un projet, voire un destin de mythographe.

Voici donc ce qu’écrit Pourrat dans « L’homme à la peau de loup » (ed. Victor Attinger): « D’un cycle de légendes devrait naître une mythologie. Oui, il aurait pu y avoir une mythologie du Massif Central s’il s’était trouvé trois ménétriers de génie pour former un trésor de récits, les réconcilier, les appuyer l’un sur l’autre et surtout leur donner de la ligne.Qu’eût-il fallu encore ? Un petit paysan de fibre nerveuse pour les écouter, entre les châteaux rougeoyants de la braise et le jeu des ombres sur les rideaux écarlates ; un petit paysan qui serait devenu un lettré capable de voir dans la paysannerie une antiquité pas tellement différente de l’autre, ou sous l’antiquité une vraie paysannerie ; qui serait devenu un homme assez foulé par la vie pour se retourner vers les songes de son enfance, mais non pas foulé au point de rejeter cette enfance en bloc avec tout le reste. Il eût fallu cela et quelques autres conditions. C’était trop demander. Cette mythologie ne devait pas aboutir.»

La position intellectuelle de Pourrat, son évhémérisme, empéchait cet aboutissement (les tenants de l’evhémérisme voyaient dans le mythe la transcription d’événements anciens et de personnages historiques.) Il n’a pas su retrouver le mythe originel derrière la légende christianisée. Il est resté sur le seuil.

C’est avec ce constat un peu triste que je suis arrivé en Auvergne, Haute-Loire. Dans un coin du Massif central qui ne ressasse guère que le mythe de la bête du Gévaudan, je me suis proposée d’aller recueillir à la source les fragments de cette "mythologie inachevée", en me tenant simplement aux aguets en un lieu précis, à quelques pas de chez moi.

Plage sur l'Allier, entre Chanteuges et Saint-Arcons
Description du lieu
J'écrivais dans le blog du lézard : « C’est un lieu achevé et pourtant en attente... Un théorème de pierre et d’eau, entre la rivière mouvante et la roche attentive. La roche est noire, striée de roux, la rivière a des éclats d’or. La rivière lèche la roche, se love et tressaille. Un trait turquoise parfois jaillit au-dessus de l’eau, c’est un martin-pêcheur.
Une avalanche de basalte venue du volcan rencontra la rivière il y a maintenant un million six cent mille ans et elles s’unirent en cette caresse que berce continûment le chant du radier.
Et c’est là, à quelques encablures de l’abri du passeur, que le grand sauvage traversa la rivière un jour de crue avec un enfant sur l’épaule et s’aidant d’un bâton. Il passa les troncs noyés des aulnes, il passa le flot boueux, il prit pied sur la roche, il déposa l’enfant et l’enfant bénit de sa main levée. Puis le monde reprit sa ronde tournante, qu’il avait suspendu un instant pour cette épiphanie. La crue de novembre fut bue lentement par les champs et les fossés, et passèrent l’hiver et le printemps, puis vint l’été.


À la saison d’été la plage est très fréquentée : les baigneurs arrivent en famille dès le matin depuis Chanteuges ou Langeac. Passent des canoës aux couleurs criardes. Les adolescents se jettent le défi de sauter du haut de la pierre noire dans la rivière. Les adultes restent assis sur les galets, profitant du plaisir simple de recevoir la chaleur du soleil, l’alternant avec la fraîcheur de l’Allier et regardent leurs enfants jouer en s’éclaboussant, faire des pâtés de sable ou entasser des cailloux. Parfois ces cailloux, lancés par une main sûre, font de longs ricochets à la surface de l’eau. Les pêcheurs en fin de journée s’installent au milieu du flot pour le «coup du soir» jusqu’à ce que la nuit vienne napper de sombre ce coin du monde et que le cri de la hulotte retentisse dans la forêt. Ceci, c’est la description du lieu profane.

Mais pour moi, ce lieu est un épaississement de l’espace : on y trouve la rivière et la roche ; la rivière est encore en mouvement, la roche est immobile à présent, elle qui fut un jour lave liquide et mouvante. La rivière est un chemin horizontal, la roche est verticale, tombant à pic dans la rivière, exactement perpendiculaire à elle. Cette roche, cette rivière parlent ensemble d’un événement très ancien et fondateur comme un mythe de la création : une avalanche de basalte venue du volcan rencontra la rivière il y a maintenant un million six cent mille ans. Ce jour-là, la coulée de lave est venue submerger la rivière et la forcer à creuser une vallée qui prendra pour nom Gorges de l'Allier. De cet événement la roche témoigne par sa forme, son entablement et ses orgues. La plage forme les gradins de cette scène mythique et quiconque se pose là, dans un peu de solitude, ne peut que voir se rejouer le mystère de la création originelle ; à chaque coup de langue que la rivière donne à la roche, à chaque usure infinitésimale du basalte, à chaque lever de lune sur la gravière.
C’est un lieu sans mélancolie, mais d’observation, de méditation, d’attention : là le saut d’un poisson happant un insecte, le trait bleu du martin pêcheur, le vol des corneilles qui s’interpellent au-dessus de la rivière, et même un jour cet échange de regards consentis par l’hermine curieuse de moi autant que je l’étais d’elle. Et l’odeur des menthes d’eau.
Ce lieu que je désigne comme un théorème de pierre et d’eau est ce microcosme décrit par Georges Gusdorf : la rivière, la roche volcanique aux formes tourmentées et presque anthropomorphiques.  

La roche et le mythe
Il existe dans le massif central un grand personnage mythique que Pourrat n’a jamais évoqué dans ses nombreux récits. 
En effet, ici comme en bien d’autres endroits du monde (Puy-de dôme, Olympe, Mont Saint-Michel, Mont Fuji, Ayers rock en Australie…), la géologie a créé le mythe : partout où un roc, un volcan se dresse d’une façon particulière, le primitif  l’a vu comme un dieu. En rationalisant un peu, il en fera plus tard la demeure du dieu, ensuite peut-être le lieu où se rendra le culte, mais au départ c’est bien la montagne elle même qui est vue comme une personnalité à part entière, une personnalité dont le caractère premier est le gigantisme.
On relève la persistance de cette lecture mythique de la montagne dans certains termes de notre langage. Le seul vocabulaire montagnard nous offre en effet des mots comme : « tête, couronne, dent, gorge, col, mamelon, flanc, côte, dos, croupe, culée, pied, ossature, etc. »  La poésie populaire nous transmet également cette vision originelle de montagne qui sont des personnalités, comme dans ce proverbe cévenol :
«quand le fago met soun mantél
Lou legno soun capèl
et Lérou soun bonnet,
De plégo gros coumo lou det
»

Cela nous renvoie à un grand mythe pré-celtique, particulièrement lié au territoire et aux lieux de l’ancienne gaule, le mythe de Gargantua, un géant solaire, peut-être fils de Bélénos, la grande divinité druidique (cf la thèse de Henri Dontenville en 1948, La Mythologie française). Gargantua est une divinité à laquelle les monts, les grosses pierres, les rocs sont associés mais aussi l’eau des lacs, des rivières, des sources. Il semble être l’ordonnateur du chaos des origines, un démiurge, un créateur de paysages, de cours d’eau, de rochers remarquables.
C’est un mythe dont on retrouve partout et pendant longtemps les traces sur le territoire français : l’historien Felix Bourquelot dans ses «Notices sur gargantua» parues en 1844, écrit : « le peuple songe à lui sans terreur et parle de lui avec une sorte de bienveillance respectueuse»...«C’est une puissance éteinte mais qui vit encore dans les souvenirs. Sa popularité est grande, surtout dans les campagnes, au fond des villages et des hameaux. »

Au Puy-en-Velay, préfecture de la Haute-Loire, à quelques 40 km de la plage de la Gravière, il se dit que Gargantua, poursuivant sa course sur la montagne, posa un pied sur la plaine de Rome et l’autre sur le Rocher Corneille, et se penchant, il ingurgita la rivière de Borne. Les meuniers de la Borne, étonnés que l’eau manquât subitement à leurs moulins, constatèrent le fait et le transmirent à la postérité.
Quand au célèbre rocher d’Aiguilhe qui porte actuellement la chapelle saint-Michel en son sommet, il ne serait autre qu’un étron de Gargantua solidifié. On voit souvent Gargantua uriner des rivières et en boire d’autres, assez particulièrement du Mourre de la Gardille (sources de l’Allier) jusqu’à Saint Nazaire.

Il semble aussi garder des gués, ce qui m’évoque cet autre géant célèbre, le passeur Saint-Christophe, que j’associe à l’Allier en crue, un moment pendant lequel la rivière redevenue formidable est traversée par ce couple : le géant portant l’enfant.

L'allier en crue depuis Chanteuges
Saint-Christophe passant l'Allier en crue
La rivière et le mythe
Voici ce qui est dit par Wilkipédia à propos de Saint-Christophe, le porteur de christ.
« Hans-Friedrich Rosenfeld, dans un essai exhaustif (Der hl. Christophorus, Göttingen, 1937), avance que la légende proviendrait d’un récit gnostique, où l’on parle d’un monstre anthropophage à tête de chien qui, par le baptême, prend le nom de Christianus ou Christophorus. Les versions orientales qui sont les plus anciennes partagent avec les versions occidentales le martyre du saint et son projet de se mettre au service du maître le plus puissant. En Occident, le motif de la tête de chien tend à disparaître, et apparaît le motif du « porte-Christ », dont l’action se déroule lors d’une traversée de l’eau de la ténèbre hivernale, selon Jean Haudry.
La fusion de la mythologie païenne et de la légende chrétienne explique probablement la popularité du saint dans tout l’Occident à la fin du Moyen Âge. Rosenfeld affirme que le peuple reconnaissait en lui « un de ses géants familiers ».
Certaines icônes de l’Église orientale le représentent tel un homme à tête de chien avec à la main un crucifix : Χριστοφόρος (Christophóros) expliquant ainsi qu’il est un passeur permettant de voyager d’une rive à une autre. (rôle de psychopompe, guide des âmes, souvent dévolu aux chevaux et au chiens?) Il est aussi associé, dans une autre légende, à une tribu des Kynoprosopoi (« Visages-de-Chiens »).


Et voici ce que nous dit l’anthropologue et ethnologue Jean-Loïc Le Quellec :
«…le symbolisme chrétien de l’homme-chien canidé-cannibale qui ne sait qu’aboyer mais qui, par sa conversion, gagne une âme et parle soudain «en langue », est également présent dans les légendes de Reprobus-Christophe, de Saint-Barthélemy (évangélisateur de l’Arménie) et de Saint-Mercure; il répond aux conceptions qui voient généralement dans les canidés des êtres du passage, des gardiens de la porte, et des intermédiaires entre nature et culture. Particulièrement utiles pour penser l’animalité de l’homme, ce sont aussi d’enragés propagateurs du message divin.»
Elizabeth Calandry, conteuse "impressionnée" au sens fort par la légende du Saint en tient une chronique assidue et riche dans son blog.

Arbre en marche

Jean de l'Ours
On voit ici un autre géant de légende «fils d’un ours et d’une femme», associé à l’arbre (un jeune peuplier en guise de canne) ainsi qu’aux  oiseaux: «il marchait suivit d’une foule d’oiseaux».
Géant, arbre en marche, arbre porteur d’oiseaux, l’association des images débouche alors sur le dessin de l’arbre en marche.

Parce que tout mythe vivant suppose un rituel, l'acte de dessiner devient ce rituel : il permet de réactualiser le temps des commencements, de participer des énergies originelles de la création.

En choisissant ce le lieu si proche, je fais comme ces peintres qui situaient les miracles de l’évangile sur la place de leur village  et habillaient les saintes femmes de costumes contemporains.
«Oui», se disaient-ils, «il faut que cela ait eu lieu ici puisque ce lieu m’est familier. Et la scène peut prendre place maintenant puisque le message est pour chacun en tout temps».

De même c’est dans ce lieu et nul autre que les images viendront jusqu’à moi. Le lieu tire les images de mon esprit comme l’objet magique "tire" le primitif. C’est parce qu’il m’invite à déposer mon fardeau de pensées sur le sable de sa plage que tout devient plus simple, que tout se relie dans cette beauté, cette émotion esthétique qui est l’affect qui me relie au monde.

Or voici ce que dit Mircéa Eliade (in Mythes, rêves et mystères/ Gallimard, 1957) :
«Le poète découvre le monde comme s’il assistait à la cosmogonie, comme s’il était contemporain du premier jour de la création. D’un certain point de vue, on peut dire que tout grand poète refait le monde, car il s’efforce de le voir comme si le temps et l’histoire n’existait pas. Voilà qui rappelle étrangement le primitif et l’homme des sociétés traditionnelles»

La création poétique et artistique est comme le rite qui recrée le grand temps initial, le temps des commencements, qui apaise l’angoisse. C’est un acte magique, une quête. Je le sent d’une façon très prégnante quand les formes ainsi créées se mettent à fonctionner, à entrer en mouvement et devenir une sorte d'objet messager susceptible d’apaiser les angoisses, de réaliser les désirs.

Ce "Grand Temps primordial, c’est peut-être celui de l’enfance, tout simplement.
Roland Barthes nous dit: « Il n’est Pays que de l’enfance »

Conclusion en forme de défense des lieux
Celui qui a a perdu son lieu ontologique, toujours le recherche.
L’art me redonne un lieu qui est une lecture immersive du monde, qui me permet de re-participer du sacré perdu, de revenir à la création originelle.
"Nous devons ainsi reconnaître une qualification ontologique de la réalité spatiale, jusque dans le détail. Pourquoi préférons-nous une rue à une autre, et dans cette rue ce coté-ci à celui d’en face ? Pourquoi tel coin d’une pièce jouit-il de notre prédilection ? Il est pour chaque homme une prédestination locale du monde, qui superpose au chiffre de la détermination objective un chiffre de la valeur. La satisfaction, pour chacun, se lie à la découverte d’un lieu ontologique, et l’homme qui a perdu son lieu, comme désorienté dans l’être, est condamné à errer sans fin pour le retrouver. Tel est le drame de l’exilé, du proscrit qui, même dans le confort et l’aisance, demeure en proie au « mal du pays » parce que lui est refusée cette localisation fondamentale sans laquelle sa présence au monde ne peut plus s’accomplir.
On pourrait même dire que l’un des drames de notre temps consiste dans la disqualification croissante de l’espace humain. Le milieu naturel se trouve de plus en plus effacé, raturé par la constitution du nouveau milieu de la technique. Les structures spatiales tendent à devenir de plus en plus homogènes, la différence des emplacements s’estompe devant la monotonie croissante, l’uniformité du genre de vie.
»

Georges Gusdorf, Mythe et métaphysique. Introduction à la philosophie. (1953)